35.

Bonaparte en ce mois de juillet 1799 (thermidor et messidor an VII) ignore tout des intentions du Directoire.

Il se sent aveugle et sourd. Depuis près de six mois, il ne reçoit plus aucune nouvelle de France, et l’impatience le gagne. Il sent qu’il doit quitter l’Égypte au plus vite, sinon il s’y enlisera.

Mais il faudrait abandonner ce pays, cette chaleur accablante, sur un coup d’éclat, une victoire qui effacerait la longue retraite de la Palestine à l’Égypte, puis l’impuissance face aux troupes du sultan Mourad Bey qui se dérobe, qu’on pourchasse en vain.

Et les soldats, même les plus aguerris, ceux de l’armée d’Italie, sont gagnés par le doute. On les assassine dans cette ville du Caire que l’on ne pourra jamais contrôler.

Et Bonaparte lui-même s’y sent prisonnier.

 

Le 15 juillet 1799, il reçoit un groupe de cavaliers qui, le visage brûlé par le sable, lui apportent la nouvelle qu’il attend : une flotte anglo-turque a débarqué des troupes, plusieurs milliers d’hommes, à Aboukir.

Voilà le signe. Voilà l’instant.

Il faut rejeter ces Turcs à la mer, et le nom d’Aboukir, qui rappelle la destruction de la flotte française par les navires de Nelson, le 1er août 1798, n’évoquera plus qu’une victoire.

Elle couronnera la campagne d’Égypte. Et, auréolé par elle, Bonaparte pourra regagner la France.

« Cette bataille va décider du sort du monde », dit-il.

Il perçoit l’étonnement des officiers qui l’entourent. Murat murmure :

« Au moins du sort de l’armée. »

« Du sort du monde », répète Napoléon Bonaparte.

Il ne peut encore leur dire qu’il a besoin de gagner cette bataille pour rentrer en France en général victorieux.

Et comment alors les Directeurs pourraient-ils lui résister ?

 

Au soir du 25 juillet 1799 (7 thermidor an VII) la mer, dans la rade d’Aboukir, est encore rouge du sang des soldats turcs, chargés, repoussés, menacés par les cavaliers de Murat.

« C’est une des plus belles batailles que j’aie vues, dit Bonaparte, et l’un des spectacles les plus horribles. »

C’est bien la victoire qu’il espérait, celle qui va être le tremplin de son action future : quitter l’Égypte, s’imposer à Paris.

Le 2 août, il engage des pourparlers avec le commodore Sydney Smith qui commande l’escadre anglaise, afin de procéder à un échange de prisonniers.

Et le soir, le secrétaire du commodore se présente à Bonaparte, les bras chargés de journaux, français, anglais, allemands, parus les derniers mois.

Sir Sydney Smith tient à ce que le général Bonaparte connaisse la situation en France et en Europe.

 

Il suffit à Bonaparte de feuilleter quelques-uns de ces journaux pour constater que les Républiques sœurs se sont effondrées, que les troupes de la coalition s’apprêtent à franchir les frontières de la nation.

Voilà les conséquences de la politique de Barras, de Reubell, de François de Neufchâteau.

« Les misérables ! s’écrie Bonaparte. Est-il possible ! Pauvre France ! Qu’ont-ils fait ? s’exclame-t-il. Ah les jean-foutre ! »

 

Il lit les articles avec avidité, découvrant en une seule nuit les événements qui se sont produits les mois précédents.

Les Directeurs ont été changés, Reubell, « un lourdaud bien épais, bien crasseux, ruminant six mois la même idée, changeant de vin à chaque service, menant le Directoire comme un cocher de fiacre mène ses chevaux », n’est plus Directeur et une commission va enquêter sur ses malversations.

Quant à Barras il est toujours en place, mais méprisé.

Plus que Néron mon vicomte est despote

Se pavanant dans sa rouge capote

Ce roi bourreau pérore sur un ton

Dont rit tout bas le badaud dans sa crasse

C’est Arlequin, pantalon en paillasse

Contrefaisant les airs d’Agamemnon.

Les journaux n’épargnent aucun des nouveaux Directeurs, ni Sieyès, ni Ducos, ni Gohier, ni ce général Moulin qui n’a combattu que contre les Vendéens.

Bonaparte relève que le régicide Fouché est ministre de la Police, que le général Bernadotte, qui a épousé Désirée Clary, est ministre de la Guerre, et Cambacérès ministre de la Justice.

 

La nuit s’écoule et Bonaparte découvre l’état de la France.

Les chouans ont pris Le Mans.

Les royalistes assiègent Toulouse.

Les campagnes sont parcourues par des bandes de jeunes gens, déserteurs refusant de se plier à la loi créant le service militaire obligatoire, et devenant pillards, détrousseurs, brigands.

Le pays vomit ce Directoire qui vient de créer de nouvelles taxes, car le Trésor public a besoin de cent millions.

Les ateliers ferment pour éviter d’être taxés. Les riches s’en vont. Le chômage s’étend.

Le Directoire craint la révolte, un coup de force monarchiste soutenu par les anarchistes.

Pour s’en protéger les Conseils votent la loi des otages, qui fait craindre un retour de la loi des suspects, de la Terreur.

Nobles, parents d’émigrés, ascendants de suspects, seront arrêtés comme otages, dans l’attente de l’arrestation des auteurs d’attentats, de rébellions, d’assassinats politiques.

Bonaparte lit dans le Courrier de Londres :

« Les malheureuses suites des deux lois sur les taxes et les otages sont incalculables. La première anéantit toute espèce d’affaires. La seconde menace la société entière d’une dissolution prochaine. »

Sur quatre-vingt-six départements français, quatorze sont en révolte et quarante-six connaissent une situation tendue, et le brigandage s’y confond avec la rébellion politique.

 

Il faut regagner au plus tôt le pays irrité et déçu.

Et son impatience est d’autant plus vive que Bonaparte a l’impression, en lisant les articles consacrés aux courtisanes, aux maîtresses de Barras, aux élégantes, qu’on lui parle de Joséphine de Beauharnais, coquette et volage.

Il l’imagine en costume grec, qui peu à peu s’est réduit à une simple chemise, avec quelques voiles qui flottent autour.

Grâce à la mode

On n’a plus de corset

Ah, que c’est commode

Grâce à la mode

Une chemise suffit

C’est tout profit

Grâce à la mode

On n’a rien de caché

Ah, que c’est commode…

Et pendant qu’on se pavane, que les Directeurs remplissent leur ventre pourri, les Jacobins rouvrent un club à Paris, d’abord salle du Manège, puis rue du Bac.

Et l’on se plaint des brigands, du prix du pain, de la friponnerie des Directeurs, de Barras, « talon rouge et bonnet rouge », vicomte et terroriste, roi de la République.

L’on enrage de voir les armées de la nation reculer devant les Russes, les Anglais, les Autrichiens.

Les persécutions s’abattent, dans les régions reconquises, sur ceux qu’on accuse d’être des Jacobins.

Les paysans s’en mêlent. Ces « Viva Maria » se sont emparés de Sienne, ont massacré les Jacobins, et brûlé vifs sur la grande place treize Juifs dont des femmes et des enfants !

On pend, à Naples, les « patriotes ».

Et l’on craint que si la nation est envahie, si les chouans l’emportent, cette Terreur blanche ne s’étende à la France.

« Ah, il nous faudrait un Bonaparte ! »

Le moment est venu de rentrer en France.

Bonaparte embarque clandestinement sur la frégate Muiron, laissant l’armée d’Égypte à Kléber.

La traversée est périlleuse.

La flotte de Nelson rôde.

La Muiron suivie d’une autre frégate n’est escortée que par trois avisos.

Berthier, Lannes, Murat, et les savants Monge et Berthollet, ainsi que trois cents hommes d’élite, « une chose immense », dit Bonaparte, fidèles, résolus, l’accompagnent.

Ce retour est un pari sur la fortune.

« Qui a peur pour sa vie est sûr de la perdre, dit Bonaparte. Il faut savoir à la fois oser et calculer et s’en remettre à la fortune. »

 

Le 9 octobre 1799 au matin (17 vendémiaire an VIII) après une escale à Ajaccio, la frégate Muiron entre dans la rade de Saint-Raphaël.

La citadelle de Fréjus ouvre le feu devant cette division navale inconnue.

Mais la foule, sur les quais, crie déjà :

« Bonaparte ! Bonaparte ! »

« Il est là, il est là ! »

Aux armes, citoyens !
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